Résumé de l’épisode précédent :
Suzie évoque les années d’école et de pension, durant lesquelles elle dit avoir été persécutée par ses congénères. Elle fait porter la responsabilité à ses parents de ce qu’elle nomme un calvaire.
LA FILLE
Une seule fille m’a défendue, elle seule comprenait tout ce que je subissais.
Elle s’appelait Florence.
Elle essayait de m’éviter le pire, elle les engueulait.
Une fois elle s’est même battue pour moi.
Elle était belle, tu ne peux pas imaginer à quel point elle était magnifique.
Les autres n’osaient pas se moquer d’elle, elle était trop belle pour ça.
Ils ne se moquent jamais de ceux qui sont beaux, non. Ils les envient parfois, ils peuvent même les détester pour cette unique raison, mais s’en moquer, certainement pas.
Ils laissent ça aux laids, aux insignifiants, à ceux qu’ils désignent dans la rue : regarde comme il est vilain celui-là !
Moi je l’aimais.
La nuit nous montions sur les toits pour fumer et nous raconter notre vie, celle passée, courte et sans intérêt et l’avenir large et profond comme la nuit qui s’étendait devant nos yeux.
Je l’aimais maman, je ne lui ai jamais dit mais je l’aimais tant.
Quarante-cinq ans après j’en ai encore des frissons.
Les autres nous appelaient les goudous.
Florence leur riait au nez, leur disait qu’elles ne savaient pas de quoi elles parlaient ces dindes. Elle leur racontait qu’elle avait couché avec des garçons et que c’était ça qui lui plaisait. Elle leur proposait de leur raconter ses expériences, si elles voulaient se vanter de l’avoir fait, elles qui auraient tellement eu peur d’être chassées par leurs parents, si elles s’étaient aventurées à ça.
Alors les autres poussaient des cris d’orfraie devant cette impétuosité et partaient en courant.
Dans le fond elles la croyaient.
Elles étaient à la fois, horrifiées et envieuses devant tant d’indécence.
Moi j’aurais bien aimé être une goudou avec elle.
Je n’ai jamais osé imaginer que ce soit vrai, je savais qu’elle aimait les garçons, elle m’avait raconté ses aventures, je supposais qu’elle disait la vérité.
J’étais fascinée, maman.
Je l’aurais suivie au bout du monde, je serais morte pour elle.
C’est elle qui est morte.
À la fin de l’année de terminale, après le BAC, elle est rentrée à Paris, moi à Biarritz.
J’étais désespérée.
Nous nous appelions souvent.
Tu te souviens comme tu râlais avec mon père en échos, parce que je passais trop de temps au téléphone ?
Il était même venu me l’arracher des mains une fois.
J’aurais pu le tuer pour ça.
Il n’y avait pas de portable à cette époque, j’envie les jeunes filles de maintenant, elles n’ont plus leurs parents sur le dos pour les empêcher de communiquer avec leurs amis.
Enfin bref, nous nous appelions souvent.
Un jour c’est moi qui devait l’appeler, je me souviendrai jusqu’à ma mort de ce jour-là.
La sonnerie, quelqu’un décroche, je demande à parler à Florence, on me demande qui est à l’appareil, je décline mon identité.
Je n’avais jamais vu sa famille.
La personne à qui j’ai parlé ce jour-là m’apprit avec beaucoup de douceur que Florence s’était tuée dans un accident de voiture avec trois de ses amis, trois jours avant.
Ils étaient tous morts.
Devant mon désarroi, cette personne dont je n’ai jamais su qui elle était, a essayé de me consoler comme elle le pouvait, du haut de son propre chagrin, sans aucun effet.
J’ai raccroché sans un mot.
J’ai pleuré sans interruption pendant trois jours.
Vous pensiez bien sûr que j’avais été éconduite par un garçon.
Un chagrin d’amour sans issue.
C’était un chagrin d’amour en effet, mais vous ignoriez qu’il était partagé.
Elle m’aimait suffisamment pour supporter mon amour.
Elle avait cette générosité qui ne permettait pas l’ostracisme.
Et même si son amour n’était pas fait du même métal que le mien, elle m’aimait et cela me suffisait.
Le fil si ténu de ma vie s’est rompu, je n’ai pas su le réparer.
Après je n’ai plus jamais vraiment eu de sentiments.
J’ai eu des amants, mais mon cœur était sec.
Il avait été vidé de sa substance.
J’avais eu mon BAC, mon père était aux anges, je l’avais même eu avec mention assez bien.
C’est la seule occasion au cours de laquelle il m’a dit qu’il était fier de moi.
S’il avait su que je l’avais eu pour elle, parce que seul son regard comptait pour moi, il aurait été nettement moins satisfait.
Je ne lui ai pas dit, non pas pour ne pas le froisser, mais pour qu’il ne la salisse pas.
Tu en apprends des choses maman, n’est-ce pas ?
Tu croyais tout savoir de moi.
Je vais te surprendre maman.
À suivre …
CS;)