Voici le troisième épisode de la série Le manège enchanté.
Dans le deuxième épisode, Joseph nous a raconté qu’il a commencé sa vie d’escroc dans les rayons des Galeries Lafayette de Bayonne
Je suis né au Pays basque.
Ma mère avait une entreprise de nettoyage à Bayonne.
Elle dirigeait sa boite d’une main de fer, comme tout ce qu’elle faisait.
Les employés avaient intérêt à filer droit, sinon leur solde de tout compte était prêt, vite fait, bien fait.
J’y ai travaillé pendant les vacances entre seize et dix-huit ans, elle ne me laissait pas vraiment le choix, c’était ça ou aller chez mes grands-parents.
Je ne pouvais pas les saquer les vieux.
Ils habitaient dans les montagnes basques, un enterrement de première classe !
Ils passaient leur temps à faire des randonnées débiles quel que soit le temps. Ils fermaient les volets de leur maison hyper sombre à dix-sept heures pétantes, y compris en été, c’était sinistre et ils regardaient tous les jours, “Les chiffres et les lettres” et “Questions pour un champion”, en avalant bruyamment leur soupe à grandes lampées, j’avais envie de me suicider et à neuf heures tout le monde était au lit.
Vieillir pour vivre ça, franchement autant passer l’arme à gauche, vous ne trouvez pas ?
Moi si !
En plus j’ai toujours été délicat question digestion et la cuisine roborative de ma grand-mère me donnait des aigreurs d’estomac, avec tout ce beurre qu’elle collait dedans.
Et puis cette manie de bouffer des Chipirons à tout bout de champ, j’ai toujours eu horreur de ces bestioles, qu’est-ce qu’ils ont tous à adorer ça ? C’est caoutchouteux, ça n’a aucun goût, bref je détestais la cuisine de ma grand-mère.
Le boulot chez ma mère était chiant, mais au moins je pouvais retrouver mes potes à la sortie et donner cours à mes activités le samedi.
Eh bien oui, les magasins étaient fermés le dimanche !
Ce n’était pas avec ce que je gagnais chez elle que j’aurais pu conserver mon train de vie.
Quelle misère !
J’admire les gens qui restent honnêtes avec un salaire pareil, franchement c’est une honte.
Je dois cependant préciser que ma mère ne gagnait pas des fortunes non plus. Elle ne se goinfrait pas sur le dos de ses employés, je ne peux pas dire cela.
Mais elle gagnait mieux sa vie qu’eux, ce qui n’était pas très difficile.
Sa petite entreprise avait bonne réputation, elle se débrouillait plutôt bien.
Elle ne me faisait pas de cadeaux, pas de favoritisme, je dirais même que c’était le contraire. Elle ne me collait pas de baffes, je n’avais même pas droit à la menace, ce qui me faisait des vacances, mais j’avais intérêt à arriver à l’heure et à faire ce que me demandait le chef d’équipe, sinon direction la montagne chez les vieux.
Assez vite, je passais la vitesse supérieure, le vol à l’étalage ne m’excitait plus autant que dans mes années d’enfance, il faut dire que j’avais tellement d’expérience que je volais comme d’autres mangent, machinalement.
Quand on a de l’habileté et un peu de curiosité on est capable de tout rafler.
Je pouvais voler une rangée de disques et à l’époque c’étaient des 33 Tours, sous le nez du responsable du rayon.
J’avais même dérobé un costume sur un mannequin. Lorsque le vendeur me demanda ce que j’étais en train de faire, je lui expliquais qu’un prince arabe avait vu ce costume en passant devant le rayon et qu’il voulait celui-là et pas un autre, je devais lui apporter en cabine, le vendeur ne trouva rien à redire.
À l’époque de mon association avec Sylvain, un jour où nous avions subtilisé l’ensemble du rayon Burlington, je lui dis :
Je le sens pas, il y a quelque chose qui cloche, on laisse la marchandise !
Dans ces cas-là on ne discutait pas, si l’un de nous deux avait une mauvaise intuition, on laissait tomber.
Il y avait des tentes de camping en déco, on a versé la totalité des chaussettes dedans et on s’est tiré.
Les flics nous attendaient à la sortie.
Ils nous ont fouillés, on a protesté, ils étaient fous de rage.
Quelqu’un avait dû nous repérer et les appeler, ils étaient furieux de s’être déplacés pour rien.
L’un d’eux a même dit :
Putain, mais vous les avez mis où ?
Sylvain s’est payé le culot de répondre :
Regardez dans les tentes !
Et on s’est tiré en hurlant de rire.
Après ça a été moins facile, on s’était fait repérer. On a dû aller plus loin, à Bordeaux.
J’étais arrivé à un tel degré de dextérité, que ça ne m’amusait plus.
Il fallait que je fasse autre chose, mais quoi ?
Je me méfiais de l’escalade, je ne voulais pas me retrouver dans la situation de Sylvain, qui s’était finalement fait piéger par une bande.
Ils n’acceptaient sans doute pas qu’il prenne de plus en plus de place sur le marché.
Je voulais me faire un peu oublier.
Je réfléchis quelque temps, j’avais de quoi voir venir.
Je ne voulais pas toucher à la drogue ni aux filles, trop dangereux, ces mecs-là sont des malades, ils vous butent pour oui pour un non, très peu pour moi, je tiens à la vie.
Non, moi mon truc c’était le vol à l’étalage.
J’étais très tenté par l’arnaque, je pensais avoir des facilités, mais je n’avais pas trouvé l’astuce pour y parvenir.
Bref c’était une période un peu vide, j’avais passé mon BTS, j’avais le diplôme mais je n’étais pas particulièrement passionné à l’idée de passer ma vie à faire la comptabilité d’une PME.
Un jour, je glandais dans la cour de l’immeuble où je vivais encore avec ma mère, à cette époque je préférais prendre du bon temps plutôt que mettre du fric dans un loyer.
Vous êtes déjà allée à Bayonne ? Ah non, dommage parce que même si vous ne faisiez que passer à des kilomètres de la ville, vous auriez vu ces barres d’immeubles qui se trouvent à l’entrée, sur les collines. On les voit jusqu’aux montagnes basques.
C’est tellement grand qu’on peut s’y perdre et puis la population, attention c’est pas le gratin j’aime mieux vous dire. C’était un pseudo grand architecte qui avait imaginé ces constructions soi-disant d’avant-garde dans les années soixante, années bénies pour les promoteurs véreux.
Enfin bref vous m’avez compris, j’ai détesté vivre à cet endroit.
Notre appartement était petit, j’avais ma chambre, ma mère dormait dans le salon, je ne vous raconte pas les trésors d’imagination et d’habileté dont j’ai dû faire preuve pour sortir le soir après le couvre-feu, lorsque j’étais adolescent. Je devais attendre de l’entendre ronfler, mais elle était insomniaque et parfois j’arrivais à décamper seulement à deux heures du mat. Et pour rentrer de boite au petit matin c’était le même cirque. J’attendais parfois d’entendre la douche couler pour me faufiler dans l’appartement.
Ma mère n’était pas une as de la déco, à vrai dire elle s’en moquait complètement, autant vous dire que c’était loin d’être magnifique. Bon moi je m’en foutais aussi, du moment qu’elle ne me gonflait pas trop avec le bordel dans ma chambre.
Donc je glandais pas mal à l’époque, un jour un vieux du coin m’aborda et me dit :
Dis-donc petit, t’as l’air de t’ennuyer, ils cherchent des magasiniers chez Leclerc, tu devrais te présenter c’est pas bon de trainer dans le coin, je connais ta mère c’est quelqu’un de bien, ne lui fais pas de peine, va bosser.
Alors je vous le dis tout de suite, faire de la peine à ma mère était le dernier de mes soucis et pour ce qui était de mal tourner c’était déjà fait.
Par contre je n’avais pas envisagé de me lancer dans la grande distribution et trouvais que c’était plutôt une bonne idée.
Je remerciais le vieux et allais me présenter au plus grand centre Leclerc du coin.
Je me chopais un cafard monstrueux en m’imaginant travailler là, mais c’était pour la bonne cause et je ne comptais pas y passer le reste de ma vie.
Le truc essentiel pour ne pas se faire gauler, c’est d’agir vite et de ne pas stationner au même endroit.
Ils n’étaient pas très regardants sur les CV. J’avais éliminé mon diplôme de compta, ils se seraient sans doute demandé pourquoi je postulais à un poste de magasinier.
Dès le lendemain j’embauchais à sept heures, rien que cette expression me faisait frémir.
Ma mère non plus ne comprenait pas pourquoi je faisais ce boulot :
Je t’ai payé des études à prix d’or pour quoi faire, si tu ne prends que des boulots de merde sans même essayer le métier pour lequel tu as été formé ?
Je traitais sa question par le mépris, à cette époque elle avait renoncé aux baffes, je ne la craignais plus.
Vous aussi vous vous demandez pourquoi j’avais choisi ce boulot ?
Vous n’êtes pas aussi naïve que les autres tout de même, vous commencez à me connaître ?
En effet, mon plus grand rêve dans la vie n’était pas de devenir magasinier dans un de ces centres proches de la détention, qui sont l’expression même de l’exploitation de l’ouvrier par le grand capitale.
Je ne suis pas socialo, ce sont les mêmes pourris, aussi immoraux que les autres, mais lorsqu’on travaille dans ce genre d’endroit, il y a de quoi devenir anarchiste et tout faire sauter.
J’étais aux premières loges, j’ai tout vu.
Les pauvres gars qui livraient la marchandise se faisaient refouler après avoir attendu des heures au volant de leur camion à l’entrée du dépôt, sous prétexte qu’ils arrivaient en retard. Ils passaient parfois le barrage en refilant au mec une bouteille de whisky.
Oui vous avez bien entendu, comme dans l’armée mexicaine.
Les petits producteurs eux se faisaient étrangler, ces enfoirés payaient leurs traites à soixante jours les bons mois et leur contrat était renégocié tous les ans.
Ces salauds-là les convoquaient tôt le matin et les faisaient poireauter pendant des heures dans une salle exiguë où ils transpiraient d’angoisse de voir leur contrat non renouvelé.
Après plusieurs heures d’attente, un type entrait dans la pièce pour dire au pauvre homme, qu’il devait revoir à la baisse ses prix, alors que le paysan était déjà complètement exsangue et avait du mal à nourrir sa famille.
Ils pratiquaient la même méthode avec tous leurs fournisseurs les plus faibles, avec les autres ils essayaient, mais ça marchait moins bien.
J’étais écœuré.
Bon je ne dis pas que j’ai joué au héros, j’ai rien dit, j’ai regardé faire impuissant, par contre je me suis bien amusé sur leur dos à ces cons-là.
Je ne prétends pas que je participais à une œuvre de salut public, mais je faisais d’une pierre deux coups.
À jeudi 😉 CS