Voici le sixième épisode de la série Le manège enchanté.

À la fin du cinquième épisode, Joseph est arrivé à entrer en relation avec sa demi-soeur qui semble l’apprécier.

Mon patron était dur, mais pas si injuste que cela et au moment où sa fille tentait de me recruter, je commençais même à l’apprécier.

Ma relation filiale y était peut-être pour quelque chose, en tout cas je le comprenais.

Il faut dire qu’il se confia à moi assez rapidement.
Non pas qu’il me tint en haute estime, je pense que c’était exactement l’inverse, je n’existais pas et à ce titre je pouvais tout entendre.
Pas tout bien sûr, il ne me confiait pas de secrets, mais ses confidences m’apprenaient pas mal de détails sur lui et son énorme fortune.

Il avait commencé au bas de l’échelle comme simple commercial dans une agence de promotion immobilière et avait eu de la chance, car comme il me le disait souvent :
− Mon petit gars, dans la vie il faut savoir saisir sa chance.
Il avait été mandaté par son cabinet sur un programme destiné à des logements sociaux, il ne pouvait pas se permettre de rater son coup.
Pour faire simple, elles étaient deux sociétés immobilière à se battre pour gagner le marché.
La mairie du bled en question les avait mises en concurrence, l’enjeu était de taille et la compétition serrée.
La société immobilière adverse avait ses entrées.
Il s’était renseigné et avait découvert que le patron de la boite était ami avec le Maire de la ville préceptrice. Mon boss se paya le culot d’aller voir son patron et de lui demander jusqu’où il était prêt à aller pour conquérir le marché.
Celui-ci lui répondit aussi sec :
C’est très simple si je réussis ce coup j’aurai tous les contrats HLM futurs, ça répond à ta question ?
Par contre si ça tourne court tu seras le premier expédié dans les mines de sel, c’est bien compris ?
Mon boss avait tout pigé, il soudoya la société qui était chargée d’expertiser le terrain.
Les experts découvrirent, oh bonheur, que le sol était bourré de matières toxiques et la dépollution longue de plusieurs mois voire des années.
Bien sûr les promoteurs adverses demandèrent une contre-expertise, mais les experts avaient prévu le coup, ils avaient constitué une deuxième société complètement opaque et s’arrangèrent pour qu’elle soit désignée.
Ni vu ni connu.
La mairie ne put pas faire autrement que se tourner vers la boite qui employait mon patron.
Celui-ci fut payé grassement et entra dans les petits papiers de la haute hiérarchie qui n’hésita pas à faire appel à lui ensuite pour d’autres coups, c’est ainsi qu’il put commencer sa carrière confortablement.
Il finit par partir avec la moitié de la clientèle.
Il monta le type de société dont tout entrepreneur rêve.
Sauf que ça ne lui suffisait pas, lui il voulait être le roi du pétrole.
Je savais désormais de qui je tenais.
Il creusa un ulcère à l’estomac, mais à part une ou deux transactions ratées, il gagna un paquet de pognon.
Il était devenu le roi du pétrole. Il m’expliquait :
− Ne te méprends pas petit, on ne devient pas riche sans avoir quelques cadavres dans le placard, faut ce qu’il faut.
Il avait le sens de la formule !
Le fait est que j’appris plus tard qu’il avait une multitude de macchabées derrière la lourde, malheureusement à ce moment-là je n’étais pas en mesure de profiter de cette information.
Enfin en tout cas, à l’époque il m’avait à la bonne.
Peut-être que d’instinct il me reconnaissait sans le savoir.
Je ne savais pas encore pourquoi sa fille le détestait tant, mais bizarrement, l’espace d’un instant j’hésitais.
Ben oui quoi, j’avais retrouvé mon père et même si c’était probablement le dernier des salauds, j’eus un moment de faiblesse.
Ça ne dura pas, je vous rassure.
Ça n’a pas l’air de vous rassurer, vous tenez un peu à moi alors ?
Rien à voir, bon d’accord !

Moi je trouvais que je lui ressemblais.
J’avais les yeux bleus comme lui et les cheveux bouclés et bruns. Il était plutôt grand et baraqué, moi aussi.
Il devait avoir la cinquantaine. Par contre il commençait à avoir du bide, je pense qu’il devait pas mal picoler.
Il avait toujours un cigare fourré dans le bec.
C’était assez pénible, car il ne l’ôtait pas quand il vous parlait et se mettait à gueuler quand vous ne compreniez pas aussi sec ce qu’il disait.
Les employés terrorisés à l’idée de se faire massacrer, bafouillaient quand ils s’adressaient à lui, il leur répondait en râlant qu’il ne les comprenait pas, mais avec son cigare dans la bouche ça donnait un dialogue de sourds.
Du coup, moi avec ma connaissance des histoires sans paroles, je me faisais l’interprète, les autres étaient jaloux même si ça leur rendait sacrément service.
Par contre le patron lui était trop content de réussir à se faire comprendre sans avoir à cracher sa saloperie de cigare.
Il me gratifiait d’une sorte de grimace qui se voulait un sourire, c’est du moins ce que nous supposions avec les autres employés qui redoublaient de jalousie.
Enfin bref vous l’aurez compris, je ne m’étais pas vraiment fait d’amis.
Je m’en fichais complètement, je voyais le bout du tunnel, c’était tout ce qui comptait pour moi.
Quand Emmanuelle m’exposa son projet, j’eus un cas de conscience.
J’allai devoir sacrifier quelqu’un sur l’autel de mes ambitions.
Qui me serait le plus utile, le père ou la fille ?
Choix difficile, je n’avais pas droit à l’erreur.
Je dois dire que je n’avais pas imaginé avoir non pas une, mais deux ouvertures.
J’étais ennuyé d’avoir à choisir, je n’ai jamais aimé ça, je veux tout.
Mais j’étais quand même assez fier de moi, car en moins d’un an j’étais arrivé au but que je m’étais fixé, tenir le père et la fille.

Quoi, ça vous pose un problème de conscience ?
Vous croyez que je ne vois pas votre tête ?
Attendez ! Si vous êtes déjà choquée, je crois qu’il vaut mieux nous arrêter là, car ce que je viens de vous raconter est un prologue, je peux vous assurer que le plat de résistance est plutôt épicé, si vous avez du mal à digérer cette entrée, mieux vaut partir avant de tomber franchement malade.
Mon récit n’est pas fait pour les petites filles.
Si vous ne vous sentez pas de taille, laissez tomber.

Je vais vous dire une chose mademoiselle, vous me trouvez monstrueux un sale égoïste, vous avez sans doute raison.
Vous avez déjà pris l’avion ? Oui ?
Alors vous avez entendu comme moi l’hôtesse dire sans rire, que si l’avion tombe et les masques à oxygène avec lui, vous devez placer celui qui descend brutalement au-dessus de votre tête, sur votre bouche avant de songer à sauver votre voisin.
Avez-vous déjà pensé à la réaction des passagers d’un avion en train de se crasher ?
Réfléchissez deux minutes.
Vous croyez sérieusement que chaque passager songe tout d’abord à sauver son voisin avant lui-même ?
Son enfant ou son conjoint à la rigueur, mais certainement pas un étranger, qui lui a été immédiatement antipathique pour la seule raison qu’il a pris le siège à côté de lui, l’empêchant de lire son journal en s’étalant tranquillement.
Je me demande où vivent ceux qui inventent les consignes de sécurité.

Oui, je suis la personne qui compte le plus pour moi, mais je vous l’ai dit je suis amoral, je ne prône pas la bienveillance à tout bout de champ, pour finalement flipper quand je croise un SDF parce qu’il me renvoie l’image de la misère humaine que je ne veux surtout pas regarder en face.
Oui c’est dérangeant d’avoir sous les yeux une vie foutue, mais foutue par qui et pourquoi ?
Par ces mêmes personnes qui prônent les principes de précaution, qui ont pour résultat une vie totalement aseptisée, sans prise de risque, dans laquelle comme ils disent, on ne sort pas de sa zone de confort, .
Ce qui aboutit à ne surtout plus vouloir être confronté au malheur des autres.
Il faut se protéger ! diront-ils.
À force de se préserver, on devient totalement aveugle, on trouve toutes les bonnes raisons pour ignorer ceux qui en ont besoin.
Vous me trouvez injuste ?
Peut-être, mais des risques j’en ai pris plus qu’à mon tour, la preuve regardez où j’en suis.

Même vous, vous sortez de votre zone de confort, pour venir me voir.
Vous allez me dire, que c’est par altruisme et que, contrairement à moi, vous n’agissez pas en égoïste, vous vous intéressez aux autres et en particulier à moi, qui ne le mérite pas.
Vous avez cette générosité, cette empathie.
Vous êtes-vous demandé pourquoi vous venez ici, quelle raison vous y pousse ?
Vous êtes désespérée ?
Vous vous ennuyez tellement dans la vie ?
Votre mec vous a laissé tomber, vous êtes démunie, vous cherchez une occupation ?
Votre mère vous a abandonnée à la naissance ?
Vous avez le sentiment de remplir votre vie en venant écouter un pauvre type, dont la vie est foutue, comme celle du SDF au coin de votre rue ?
Le mec qui a enfreint toutes les règles, mais que la société continue à nourrir et loger dans sa grande bonté, contrairement au pauvre gars qui dort dans le caniveau alors qu’il n’a rien fait de mal, lui.
Peut-être tout simplement que vous cherchez le grand frisson en venant vous colleter à la racaille.
Ou un scoop à partager sur les réseaux sociaux pour faire le buzz sur Instagram, Facebook ou Twitter.
Vous avez forcément une raison, rien ne se fait gratuitement, donc vous ne valez pas mieux que moi. Sous couvert de charité publique vous recherchez une satisfaction peu importe laquelle et à mes dépens.

Vous me trahirez, soyez-en sûre !
Vous me laisserez tomber, parce que vous êtes jeune et vous allez réaliser que vous avez mieux à faire qu’écouter un vieil abruti vous crier dessus.
Vous comprendrez tôt ou tard que je ne vous apporte rien.

Alors je resterai ici coincé et vous partirez retourner à votre petite vie bien rangée de bonne bourgeoise.
Vous aurez un mari et des enfants à qui vous pourrez raconter que vous avez aidé un type qui n’en valait peut-être pas la peine, mais qu’il faut secourir son prochain quoiqu’il ait fait.
Le dimanche à la messe vous direz l’air de rien, que vous avez passé du temps en prison à soulager un pauvre hère perdu, qui avait besoin qu’on lui montre la voie de la rédemption.
Vos coreligionnaires vous regarderont avec admiration, envie et quelques frissons de dégoût, à l’idée de côtoyer quelqu’un comme moi.
Vous rentrerez dans votre bel appartement confortable dont vous pourrez sortir quand bon vous semblera, pour aller ne serait-ce que vous acheter une babiole, juste pour le plaisir de vous promener.

Alors oui je suis un sale type, seulement moi je l’assume.
Posez-vous la question de savoir comment mes actions méprisables ont été si facilement réalisables.
À votre avis, qui a ouvert cette possibilité d’escroquer son prochain ? Comment cela est-il possible et surtout pourquoi ?
Est-ce qu’il ne s’agit pas là d’un besoin irrépressible des humains de toujours posséder plus et si possible de flouer son voisin ?
Est-ce que je suis le seul à m’être dit : j’aimerais avoir plus d’argent, plus de liberté, j’aimerais pouvoir me payer les plus beaux hôtels, les meilleurs restaurants, avoir une belle femme à mon bras, si belle que tous les hommes se retourneraient sur elle, mais puisque je ne fais pas partie de cette élite qui dirige le monde, alors comment vais-je réaliser mes rêves ?

Suis-je le seul à comprendre que ce monde est dirigé par des gens tellement puissants, que je ne pourrai jamais rivaliser avec eux, puisque je ne vis pas sur la même planète ?

Tous ceux qui nous empoisonnent sans vergogne, avec leurs produits pourris pour faire toujours plus de profit, produire plus pour gagner plus, en faisant croire aux pauvres gens qu’ils agissent pour leur bien. Ils ne risquent rien eux, ils sont dans la légalité et même lorsqu’ils ne sont pas tout à fait dans les marques, on leur pardonne, il y a toujours un politique pour les sortir d’un mauvais pas, pour menacer celui qui fait de l’ombre à leurs manigances d’un cadavre dans le placard, ils s’en sortiront toujours.

Nous par contre, vous comme moi, ne vous y trompez pas, vous êtes jeune vous comprendrez plus tard, nous tirons toujours le mauvais numéro.

J’ai donc décidé de réagir.
Je refusais de me contenter d’une vie médiocre, comme mes grands-parents et leurs volets fermés à cinq heures de l’après-midi. J’ai rêvé d’autre chose, j’aurais sans doute pu essayer de procéder autrement, mais est-ce que ça n’aurait pas été une voie détournée pour en arriver au même point ?

Quoi que je fasse, je ne fais pas partie du sérail.

Et vous l’oie blanche de service, vous n’avez fait que le bien autour de vous ?
Vous êtes séduisante, un homme est sans doute tombé amoureux, vous ne l’avez pas largué pour un autre ?
Admettons que vous n’ayez quitté personne, mais êtes-vous sûre de ne jamais avoir blessé quelqu’un autour de vous ?
Une copine à l’école ?
Une collègue au bureau ?
Votre mère ?
Vous n’avez pas été odieuse avec elle à l’adolescence, la laissant interdite devant votre agressivité, elle qui avait veillé tant de nuits sur vous bébé ?
Bon Ok je vais trop loin, je vous agresse vous qui venez me donner de votre temps, il vaut mieux que j’aille me calmer dans ma cellule.

Je ne suis pas sûr que vous reviendrez jeudi prochain, adieu sans doute, c’est peut-être mieux ainsi.
Juste une question avant que vous ne partiez rejoindre votre monde dehors.
Vous êtes muette ?

À jeudi 😉 CS

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