Voici le septième épisode du Manège enchanté. La fin de l’entretien de jeudi dernier s’est mal passé, la jeune femme va-t-elle revenir écouter Joseph ?
Bonjour Joseph.
Vous permettez que je vous appelle par votre prénom, même si d’après ce que j’ai compris, vous le détestez ?
Cette question est ma réponse à votre réflexion qui a clos notre entretien jeudi dernier, non je ne suis pas muette.
Maintenant je vais répondre à votre diatribe de la semaine dernière.
J’ai beaucoup hésité à revenir vous voir, j’ai failli renoncer, vous êtes si obtus, avec des idées reçues tellement ancrées.
Non Joseph, je ne suis pas une petite bourgeoise en mal de sensations fortes.
Je n’ai pas besoin de vous pour vivre.
Je n’ai pas à justifier ma présence ici.
Si vous ne souhaitez pas que je revienne, je respecterai votre décision.
Sachez que je viens de façon parfaitement désintéressée, mais si vous devez m’agresser à nouveau, en effet vous ne me reverrez plus.
Est-ce que je suis claire ?
Pouvons-nous reprendre le cours de votre récit ?
− Très bien j’ai compris. J’admets y avoir été un peu fort la dernière fois, l’évocation de ces souvenirs me perturbe, mais je vous promets d’être exemplaire à partir d’aujourd’hui. Vous me pardonnez ?
− D’accord, on efface tout.
− Est-ce que je peux connaître votre prénom ?
− Si vous y tenez. Je pensais que l’anonymat serait préférable pour ne pas favoriser d’affect, qui comme vous l’avez exprimé la dernière fois risque de vous être préjudiciable, si pour une raison ou une autre je ne pouvais plus vous rendre visite.
− Je préfère tout de même le savoir.
− Très bien, je m’appelle Alexandra, mais vous pouvez m’appeler Alex.
− N’allons pas jusque-là, Alexandra sera parfait. Je reprends donc le cours de ma vie passée.
Donc cette jeune personne voulait rouler son père, je n’étais pas contre.
Je voulais juste savoir comment elle comptait s’y prendre.
Elle avait un plan mûrement réfléchi et attendait quelqu’un comme moi pour l’aider à le mettre à exécution.
Pourquoi moi ?
Elle avait remarqué que son père m’avait plutôt à la bonne, elle ne comprenait visiblement pas bien pourquoi, ce qui était assez vexant, mais je laissais mon ego au vestiaire.
Elle m’expliqua que son père l’avait entrainée dans une escroquerie à son insu deux ans auparavant alors qu’elle n’avait que vingt ans, elle avait failli aller en taule à cause de lui. Il avait payé les meilleurs avocats pour la blanchir, mais n’avait réussi qu’à la faire relaxer pour vice de forme, elle n’avait pas été innocentée et lui en voulait beaucoup depuis.
Son idée était un peu compliquée, en tout cas pour moi. Elle voulait convaincre son père de la laisser prendre la direction de la promotion d’un programme immobilier prestigieux à Nice.
Dans ce genre d’opération immobilière, lorsqu’un client achète un appartement sur plan, il paye des appels de fonds échelonnés au fur et à mesure de l’avancée des travaux, il ne règle le solde que lorsque son appartement est fini et en prend possession à ce moment-là.
Aidée par un ami notaire, elle avait dans l’idée de vendre plusieurs fois les appartements de ce programme et comptait mettre les voiles avant que les futurs acquéreurs ne s’aperçoivent qu’ils étaient plusieurs à avoir acheté le même bien, comme le surbooking de la SNCF, les dindons de la farce si vous préférez, sauf que là il ne s’agissait pas simplement d’une place de train vendue deux fois, mais d’un appartement.
Elle pensait avoir le temps de les vendre trois fois chacun et de se partager le pactole avec son pote avant la fin des travaux, mais il fallait quelqu’un dans la boite qui porte le chapeau, car cela devait passer pour une erreur de saisie, c’était là que je devais intervenir et toucher une part du gâteau.
De cette façon elle faisait d’une pierre deux coups, elle se vengeait de son père en lui piquant du pognon et en ruinant sa réputation d’honnête promoteur immobilier.
Je lui opposais qu’il n’avait certainement pas l’intention de se séparer de son chauffeur corvéable à merci et par ailleurs je ne voyais pas bien comment je pourrais être le seul responsable de toute cette opération. Son père ne semblait pas être le pigeon que l’on plume, mais plutôt le braconnier qui chasse au nez et à la barbe du garde-chasse. Je n’imaginais pas qu’il puisse se laisser flouer.
Elle m’affirma que son père était capable de s’enticher de quelqu’un au point de lui faire cadeau d’un poste en or et de s’en auto congratuler, à moi de devenir cette personne, mais pour cela il fallait que je m’incruste et lui devienne totalement indispensable.
Elle me fit comprendre que pour le reste, je n’étais pas du niveau. Elle estimait en revanche maitriser parfaitement le système qui nous permettrait de réussir le coup et connaitre suffisamment son père pour savoir comment manœuvrer.
− Mais si je lui deviens indispensable, il ne voudra jamais me lâcher.
Là elle s’énerva en m’expliquant de façon relativement directe, que je ne connaissais pas son père, je devais lui faire confiance.
Dit comme ça je pouvais difficilement discuter. Je lui demandais néanmoins un délai de réflexion mais continuais dès le lendemain mon travail de séduction, c’était ma spécialité et ça ne pouvait pas me nuire.
Mon père avait une particularité intéressante pour notre entreprise.
Il se lassait facilement de tout.
Il était un acheteur compulsif et jetait ce qui n’avait plus grâce à ses yeux, il changeait sans cesse de restaurant, il déménageait tous les quatre matins et renouvelait régulièrement son cercle d’amis.
Étaient-ce des caprices de milliardaire ou une instabilité pathologique, je l’ignorais, mais cela devait servir notre projet.
Après deux mois de bons et loyaux services, comme prévu, il se lassa de moi. Je l’avais senti quelque temps auparavant, il ne semblait plus m’apprécier à ma juste valeur. J’acceptais la proposition d’Emmanuelle, je n’avais pas trop le choix.
Ma demi-sœur était assez fine pour savoir à quel moment il fallait m’exfiltrer.
Ni trop tôt ni trop tard. Lorsqu’il serait exaspéré par ma présence et voudrait franchement me virer, je serais irrécupérable.
Elle trouva le bon timing, il se laissa faire, il l’adorait.
J’entrais au service du mal, avec une certaine jouissance.
Notre affaire se déroula sans accroc. Les pigeons affluaient, car le projet immobilier était réellement attractif.
Enfin quand je dis, nous, je n’y étais pas pour grand-chose, j’avais plutôt le sentiment d’être la belle potiche décorative, mais apparemment mon pouvoir de séduction était efficace, je charmais les clients, les emmenais dans les endroits à la mode, les divertissais avec les bonnes personnes, bref j’étais plus entremetteur que commercial mais ça ne me déplaisait pas.
Le notaire ne lâchait pas son ordinateur, il s’occupait personnellement de toutes les transactions, forcément, il valait mieux qu’un clerc n’y mit pas son nez.
Selon qu’il s’agissait de cinq pièces ou de studios nous les vendions deux, trois ou quatre fois.
Nous avons failli nous faire gauler quand deux clients qui se connaissaient ont acheté le même appartement. C’était exactement dans ce genre de situation tendue que j’étais le meilleur pour désamorcer une bombe.
Je falsifiais les numéros de lots et avec un peu de bagout et un geste commercial pour cette erreur d’informatique, le tour était joué.
La totalité des transactions dura douze mois, le temps de la construction. Nous devions partir le plus loin possible avant que les clients aient payé le solde.
Emmanuelle et son notaire avaient monté un échafaudage de sociétés-écrans, le fric terminait sa course dans une banque bien gardée en Suisse.
Le seul inconvénient c’est que nous devions nous rendre en personne en Suisse avec les biffetons pour garnir le compte, pas question de faire un virement d’une banque française.
Emmanuelle préféra un compte à Bâle moins connu par les fraudeurs au fisc qui eux préféraient Genève.
En plusieurs voyages nous avions mis le pognon à l’abri.
Par contre nous avons trop tardé à plier les gaules, nous en voulions toujours plus.
− Encore un appel de fonds et on y va.
Résultat, certains clients plus méfiants commencèrent à s’inquiéter de ne voir aucun bâtiment sortir de terre, Bordeaux n’est pas très grand et parallèlement mon père fut informé par son comptable que la comptabilité présentait des incohérences.
Il se pencha sur les chiffres et comprit assez rapidement qui était le problème.
C’était moi.
J’étais payé pour jouer le rôle du bouc émissaire.
Papa fit en sorte que les clients floués soient remboursés, il en avait les moyens et sa réputation était en jeu. Personne ne protesta enfin presque personne, ceux qui s’y aventuraient étaient rapidement informés par ses sbires, qu’ils feraient mieux de se calmer histoire de rester en bonne santé.
Il n’en voulut pas à fifille, il était même assez fier. Étonnamment il ne lui demanda pas de rendre l’argent, c’est vous dire à quel point il était riche.
Moi par contre, j’étais l’abruti de service qui devait porter le chapeau, je fus menacé de représailles si je ne dégageais pas rapidement, à l’époque il ne savait pas que j’avais touché ma part du gâteau, tout ce qu’il souhaitait ardemment c’était que j’aille voir ailleurs.
Seulement voilà, entre-temps j’avais réussi à séduire la belle.
Je vous l’ai dit, cela faisait partie de mon plan et j’avais fait de gros efforts de séduction pour arriver au but. J’avais été agréablement surpris en constatant que mon charme opérait sur la petite fille riche et belle. Je faisais volontiers don de mon corps à cette charmante jeune femme, je vous assure que c’était assez loin d’être une épreuve, enfin je vous passe les détails.
Il se trouve qu’à la faveur d’un préservatif malheureusement défaillant, les fabricants ne savent plus quoi faire pour rogner sur la qualité aux dépens de leurs clients, la princesse à son papa tomba fort à propos enceinte.
Tel père tel fils.
Emmanuelle qui n’avait pas froid aux yeux, qualité dont je restais assez admiratif, expliqua à son père que non seulement il devait arrêter de me coller ses hommes de main dans les pattes avec leurs mines patibulaires, mais qu’au demeurant j’allai devenir son gendre et lui grand-papa, donc il valait mieux qu’il se tienne à carreaux. Elle avait l’air plutôt satisfaite de l’emmerder au maximum.
Comme mon père avait fréquenté ma mère uniquement le temps de lui faire un enfant, il n’avait pas pris la peine de lui demander son nom, pour ce qu’il en faisait son prénom lui suffisait.
Il ignorait donc que j’étais de son sang.
Le fait que je fus un employé suffisamment déficient pour ne pas être capable de remarquer qu’on vendait plusieurs fois le même appartement l’avait largement exaspéré, mais que le demeuré en question ait mis sa fille enceinte, le rendit fou de rage.
De bon à rien, je passais à suspect, il réalisa que je ne m’étais visiblement pas contenté de ne rien voir.
Je ne pouvais pas lui en vouloir, il n’avait pas tort et de plus il était coincé, ce qui est je l’admets agaçant.
Il essaya bien de suggérer à Emmanuelle d’avorter, mais c’était sans prendre en considération son amour pour moi.
C’était un paramètre qu’il ne pouvait plus ignorer s’il voulait continuer à voir fifille.
Loin de moi l’idée de l’en priver.
Grâce à mon talent pour convaincre n’importe qui de n’importe quoi, j’étais du genre à réussir à fourguer des bilboquets à la sortie des cimetières, je la fis fondre en jouant le rôle de l’amant et futur mari scandalisé à l’idée de ce génocide en marche qu’était l’avortement, de mon sang qui plus est.
La belle était totalement accrochée, folle amoureuse.
Je confiais à papa futur-beau-papa, ce que je savais de sa relation avec ma mère, dans le but de l’amadouer vous imaginez bien. Je fus très déçu par sa réaction. Apprendre l’existence de ce fils tombé du ciel, ne le mit pas du tout en joie. Je réalisais dans un moment de grande lucidité, que j’étais très loin de représenter à ses yeux le fils prodigue.
Dans une sorte de confirmation orale, il aboya dans un accès de rage, qu’il me tuerait.
− Je devrai attendre pour ne pas faire souffrir ma
fille, mais tu peux en être sûr espèce de petit con, je finirai par mettre ma menace à exécution lorsqu’elle se sera lassée de toi, ce qui ne fait aucun doute. Tu n’es qu’un sale type minable, doublé d’une vermine, etc…
Je vous laisse deviner le reste.
Il m’expliqua ensuite à peu près dans les mêmes termes que si sa fille venait à apprendre par quelque moyen que ce fut notre lien filial, il me tuerait après m’avoir fait subir toutes les tortures que son cerveau était en mesure d’imaginer.
Je dois admettre que son amour pour sa fille m’impressionna. Dans le même cas de figure et avec les mêmes moyens que lui, je pense que j’aurais réagi de façon identique.
Je me trouvais dans l’obligation de lui promettre de la fermer et respectais notre pacte sous la menace permanente de ses sbires.
Ce fut une période pénible.
Emmanuelle accoucha d’une petite fille dont je tombais amoureux instantanément.
C’est ce petit être rose qui m’incita malgré elle à commettre un acte inconsidéré, qui me mit dans une situation difficile. Je crois que j’aurais fait l’impossible pour elle, si j’en avais eu le temps.
Vous faites une drôle de tête dites-donc, vous n’allez pas recommencer dites ! Bon je ne veux pas me disputer avec vous, je n’insiste pas.
Mais vous ne m’avez rien dit sur vous, je sais maintenant ce que vous n’êtes pas, mais à part votre prénom, je ne sais rien de vous et je ne comprends toujours pas ce qui vous amène à venir écouter un vieux type plus ou moins libidineux.
Et d’ailleurs à ce propos, vous êtes mariée, fiancée, vous avez un amoureux ? C’est une question parfaitement désintéressée bien sûr dans ma situation et à l’âge que j’ai.
− Je veux bien répondre à cette question, mais je ne vous donnerai pas de détails, excusez-moi de vous dire cela mais votre récit me met mal à l’aise, je ne suis pas là pour vous juger, mais je n’ai pas envie de me faire manipuler, donc non rien de tout cela, point final.
− Vous êtes dure dites donc ! Je voulais être agréable c’est tout. Je vous livre tout de moi il est normal que je veuille en savoir un peu plus sur vous.
− Et bien voilà, vous savez tout ce que je veux bien dévoiler.
− Alors d’accord, pas de fiancé. Mais de quoi vivez-vous ? Vous êtes payée pour venir recueillir mes propos passionnants ? Ça je peux tout de même vous le demander non ?
− Oui vous pouvez, mais je ne suis pas obligée de répondre. Je ne vous ai pas forcé à me raconter votre vie, vous êtes là de votre plein gré, je ne vous dois rien. On peut continuer la semaine prochaine ou l’on s’arrête là, vous choisissez. Pour ma part j’en ai assez entendu pour aujourd’hui.
− Vous êtes dure en affaires, une coriace, j’aime Bien, vous me plaisez, si j’avais pu élever ma fille j’aurais aimé qu’elle vous ressemble, mais je suppose que sa mère s’est chargée de m’effacer de sa mémoire.
Allez, ça suffit comme ça les mièvreries, on continuera la semaine prochaine si vous voulez bien. Reposez-vous, je vous trouve pâlotte.
À jeudi 😉 CS