Voici le quatrième épisode de la série Le manège enchanté.

Dans le troisième épisode, Joseph a passé la vitesse supérieure en se faisant engager dans le supermarché du coin.

Au bout d’une semaine j’avais repéré une petite caissière dont je supposais qu’elle serait facile à séduire.

Je ne me trompais jamais, je les sentais les esseulées, celles qui étaient déçues par l’amour, qui avaient pris des coups dans la vie.

Cette fois-ci encore je faisais le bon choix.
Marilyn était prédestinée à se faire embobiner, la fille n’était pas terrible, ce qui avec un prénom pareil devait être assez difficile à avaler. Si les parents étaient moins égoïstes, ils choisiraient un nom qui corresponde à leur enfant et non à ce rêve enfoui dans les profondeurs d’un souvenir de jeunesse disparu depuis longtemps, ils ne sont pas méchants, ils ne se rendent pas bien compte.

Moi par exemple, vous pouvez me dire pourquoi ma mère m’a appelé Joseph ? C’était déjà démodé à l’époque.
Comme si ça ne suffisait pas que je sois orphelin de père, je devais encore me taper un prénom qui faisait rire tout le monde, ils m’appelaient le vieux.
−Ta mère t’a appelé comme ton grand-père ? Ha ha même le mien a un prénom moins ringard, t’es un veinard toi, t’as gagné sur tous les tableaux !

Enfin la fille avait l’air suffisamment paumée pour m’être utile, je lui ai fait mon numéro, elle n’en revenait visiblement pas qu’un mec comme moi s’intéresse à elle.
Lorsque je l’invitais à diner la semaine suivante, j’ai cru qu’elle allait s’évanouir.
J’en faisais pas trop, je l’emmenais dans une pizzeria pourrie du coin, pas dans un des restaus où l’on me connaissait, elle se serait peut-être doutée qu’il y avait un problème, le magasinier qui va dans d’autres bistrots que le Mac Do où le petit troquet du coin et puis j’avais pas envie de me griller dans mes restaus avec une fille comme elle.

Je vois que vous êtes inquiète. Non, pas de raison de flipper, je ne suis pas un gars méchant, indifférent tout au plus, mais je ne fais pas souffrir inutilement et là ce n’était pas utile, j’ai fait les choses proprement.
Marilyn était accrochée comme une truite à l’hameçon, je n’avais plus qu’à tirer sur la ligne, ce que je ne tardais pas à faire.

Il y avait tellement de caisses dans ce centre, qu’ils ne pouvaient pas toutes les surveiller en même temps, des caméras étaient installées, mais pas partout.
Les caissières changeaient de poste chaque jour, de façon complètement aléatoire.
J’attendais le bon moment et passais un caddie entier d’alcools, masqués par des rouleaux de papier chiottes et Sopalin pour ne pas trop me faire remarquer.
Je déposais les bouteilles et le reste sur le tapis, je fournissais à Marilyn avant chacun de mes passages des codes Barre de prix insignifiants, elle en passait autant que de bouteilles d’alcool, je payais la somme ridicule toujours en espèces, pour qu’elle ne se fasse pas repérer.

Si un vigile avait voulu faire du zèle en vérifiant la marchandise il n’y aurait vu que du feu, ils ne s’intéressaient qu’à la quantité de marchandise sortie qui devait correspondre au nombre de produits sur le ticket de caisse.
Je ne me suis jamais fait contrôler, je m’étais mis tous les vigiles dans la poche.
Cette fille était tellement amoureuse et sans doute désespérée qu’elle ne me demandait pas ce que je faisais de la marchandise.
Si vous voulez séduire votre entourage : restez modeste, humble et faites de petits cadeaux, mêmes insignifiants, ils apprécient.

Je venais plusieurs matins dans le mois avec des croissants pour tout le monde, du vigile à l’entrée, au directeur du magasin, en passant par les mecs sur la plateforme de livraison qui faisaient chier les pauvres livreurs.
Il ne faut oublier personne.
Pour ça, faut pas être radin, il faut savoir être généreux. Dans toute entreprise il faut investir à un moment donné. J’achetais de la qualité, pas les croissants de la veille au rabais, ou pire ceux de la grande surface.
Qui ne risque rien n’a rien.
J’investissais et ça marchait.
Des petits restos pour Marilyn, des croissants pour les autres.

Lorsqu’arrivait le jour de l’inventaire, j’étais évidemment convoqué pour ce sale boulot.
Je râlais copieusement que c’était le pire moment, que je détestais faire les inventaires, que c’était une galère de tout ranger ensuite.
Les autres en avaient marre de m’entendre ronchonner, c’était suffisamment pénible comme ça.
Ils mettaient leur casque pour écouter de la musique, c’était le seul moment où la direction l’autorisait, car le magasin était fermé pour l’occasion.

Je m’arrangeais pour m’occuper de l’alcool, je m’éloignais des caméras et scannais les codes barre correspondant au nombre de bouteilles volées que je déduisais du nombre de produits encore en rayon, ni vu ni connu.

Ce n’était pas une grosse entreprise parce que je ne pouvais pas sortir de grandes quantités, mais quand même, je ne m’en sortais pas mal, d’autant que je n’avais aucun intermédiaire.
Je revendais tout ça aux petits gars du quartier et même si je leur faisais un bon prix, c’était tout bénéf et quand même rentable, car ils appréciaient la qualité, ils me prenaient toute la came que je leur proposais.

Ça a duré dix-huit mois, jusqu’à ce que, pas de bol, je choppe une mauvaise grippe qui me cloua au lit au moment de l’inventaire. J’avais quarante et un de fièvre, je délirais, impossible de faire face.
Ils ont vu que quelque chose clochait, ils ont fait le rapprochement.

L’avantage dans ce type d’oligarchie c’est qu’ils ne veulent pas que ce genre de pratique se répande, la direction de sa hauteur voit la plupart des mecs qui bossent là comme des abrutis, mais se méfient quand même.
Donc le meilleur moyen pour ne pas divulguer la nouvelle, c’est d’éviter le scandale, un peu comme dans la finance, mais ça nous en reparlerons plus tard.

Comme ils ne voulaient pas que je fasse des émules parmi les employés, ils ont profité de mon absence pour m’envoyer une lettre de licenciement, en me recommandant de ne pas remettre les pieds au centre sous peine de passer aux choses sérieuses.
Quant à Marilyn, elle fut forcée de démissionner, sans indemnités, bien entendu.

Je ne suis pas très doué pour la pitié, mais je sais être reconnaissant, c’est important aussi pour avoir bonne réputation dans le métier.
Je la remerciais de ses bons et loyaux services en lui accordant la prime de licenciement, qu’ils n’avaient pas jugé nécessaire de lui donner.
Par contre je n’ai pas pu lui éviter le chagrin d’amour, j’ai été obligé de disparaître, je ne lui avais pas donné l’adresse de ma mère par précaution.
Oui je sais, vous êtes choquée, mais que pouvais-je faire d’autre ? Elle ne m’aurait jamais lâché et le chantage au suicide très peu pour moi.
Il valait mieux que je disparaisse, c’était mieux pour tout le monde, vous savez bien qu’il vaut mieux arracher le pansement d’un coup, c’est moins douloureux.
Moi aussi j’étais triste pour elle.
Bon ok, je ne suis pas crédible.

En tout cas mon passage dans cette entreprise me fut très profitable, pour reprendre l’expression de ma mère.
Ce job est à l’origine de ma vraie vocation, mes activités dans cet établissement ont été un coup d’essai, la suite allait être d’une autre envergure.

J’aurais remercié le vieux voisin si je l’avais revu, cette expérience m’avait ouvert les yeux sur ce que j’étais capable de faire.
La suite allait me donner raison, avant de me conduire à ma perte.

À jeudi 😉 CS

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